mercredi 23 avril 2014

Comte désocculté (1) : sa vision de l'union européenne

Emmanuel Lazinier

Quel bonheur de pouvoir ouvrir une nouvelle rubrique où je ne vais plus me lamenter de l'ingratitude envers Comte (pour reprendre l'expression d'Alain), mais au contraire me féliciter de ce que Comte est (re)découvert ! (Et je suis assez optimiste pour être persuadé que cette rubrique ne va pas tarder à s'enrichir considérablement, contrairement à la rubrique "Comte occulté" dont je suis sûr qu'elle est vouée à un assèchement rapide !)

Richard Congreve (1818-1899)
Je doit l'ouverture de cette rubrique aux Cahiers philosophiques, dont le dernier numéro  (n° 137/2e trimestre 2014), consacré à l'Europe en question, publie un extrait de la première traduction en français d'un texte oublié écrit par l'un des plus fidèles disciples
d'Auguste Comte, l'anglais Richard Congreve. Ce texte, intitulé The West, a été publié en 1866 et constitue le premier chapitre d'un ouvrage collectif écrit par les positivistes anglais sous le titre International Policy: Essays on the Foreign Relations of England.
L'auteur de cette traduction (à laquelle j'ai eu l'honneur de collaborer) est Tonatiuh Useche Sandoval, jeune chercheur colombien qui a brillamment soutenu, le 13 décembre dernier devant l'université Paris I, une thèse de doctorat en philosophie intitulée L'Idée d'Occident chez Auguste Comte, et dont je reproduis le résumé :
 À la différence de la plupart de leurs contemporains qui, après 1848, focalisaient leur attention sur l’avènement politique des nationalités et le renouvellement des empires coloniaux, Comte et ses disciples les plus proches entreprenaient une reconstruction de l’occidentalité et dénonçaient l’idée selon laquelle le rôle de l’Occident était de civiliser le monde en le dominant.

Dès 1820, Comte s’est intéressé au problème de la réorganisation de l’Occident en dehors des références théologiques ou métaphysiques, et à l’extérieur du cadre forgé par les États modernes. La clef de cette réorganisation résidait dans l’établissement d’un nouveau pouvoir spirituel, dont la fonction principale consiste à instaurer un système d’éducation positive, commun à l’ensemble de la République occidentale. Sociologiquement défini, le terme d’Occident – que Comte estime plus précis que celui d’Europe –, désigne l’élite de l’humanité, c’est-à-dire la partie du genre humain la plus avancée dans la marche qui conduit tous les peuples vers l’âge adulte : l’état scientifique et industriel. L’originalité de Comte est d’avoir conçu cette élite comme un intermédiaire visant à établir une libre association universelle.

Tout en mettant en évidence les courants qui ont influencé Comte et tout en soulignant l’apport des disciples positivistes à la question, cette thèse dégage la singularité de la transition historique propre à l’Occident et étudie les propositions de la politique positive pour que la supériorité occidentale ne dégénère en une oppression uniformisante, mais soit le moteur d’une solidarité planétaire et d’un progrès sans révolution.
On ne peut qu’espérer que cette  thèse, qui comporte en annexe l'intégralité de la traduction de The West, sera rapidement publiée en librairie. En attendant, les francophones pourront prendre dès aujourd'hui connaissance de la traduction partielle publiée par les Cahiers philosophiques -- et les anglophones pourront évidemment se reporter à la version électronique du texte original insérée ci-dessus.
L’œuvre de Richard Congrève est assez vaste (voir l'e-bibliographie du positivisme), mais jusqu'à ce jour un seul de ses ouvrages avait eu l'honneur d'une traduction française : India (1857), véhémente protestation contre le colonialisme anglais, traduite en français dès 1858 avec une préface de Pierre Laffitte. J'insère ci-dessous les deux versions :

L'occultation de Comte, imputable à une « maladresse insigne » ?

Il est tout naturel que les chercheurs qui depuis quelques années (re)découvrent Comte s'interrogent sur le silence qui a été fait jusqu'ici autour de son œuvre, et cherchent à en trouver les raisons. Mais il est dommage que trop souvent, à mon sens, ils se réfugient derrière des explications simplistes. Tonatiuh Useche Sandoval n'échappe malheureusement pas à cette tentation lorsqu'il invoque dans sa présentation deux raisons qui à ses yeux expliqueraient pourquoi on s'est jusqu'ici « dispensé de tout examen de la politique positive » :  « [la] critique [par Comte] de la notion de droit et son éloge de la "dictature" ». A l'appui de ce dernier point il cite deux textes, que je trouve simplement consternants, de Claude Nicolet :
  • dans le premier, Nicolet affirme que Comte donnait au mot dictature son « acception antiquisante » de « pouvoir exceptionnel, limité dans les temps [...] ». C'est un contresens : Comte entendait par dictature un système politique ou le pouvoir exécutif n'est pas bridé par un contre-pouvoir de type parlementaire. Au sens de Comte, notre cinquième République, la République américaine sont des dictatures, au même titre que le régime de Louis XIV ou de Charles X ! Là où nous parlons volontiers de monarchie républicaine Comte parlerait de dictature républicaine pour bien marquer la différence à ses yeux fondamentale entre une souveraineté de type théologique et une souveraineté de type positif.
  • dans le deuxième texte, Nicolet considère qu'en donnant une nouvelle définition au mot dictature Comte aurait commis une « maladresse insigne qui prouve qu'on ne viole pas impunément l'acception des mots ». Bel exemple d'une conception linguistique naïve -- à verser au dossier de ce que l'on désigne maintenant de plus en plus par le terme anglo-saxon de folk-linguistics -- qui voudrait que les mots aient des acceptions inviolables ! Il est bien évident que tout théoricien a le droit, lorsqu'il crée un nouveau concept, soit de le désigner par un néologisme qu'il invente (comme Comte l'a fait avec la sociologie, l'altruisme, etc.), soit de le désigner par un mot du vocabulaire courant qu'il redéfinit (comme Comte l'a fait avec les mots positif, métaphysique, etc.). Lorsqu'un physicien parle de force, d'énergie, lorsqu'un biologiste parle d'évolution, de milieu, etc., ils donnent à ces termes des sens précis qui ne sont pas -- ou en tous cas n'étaient pas initialement -- équivalents avec leur acception courante, et personne n'y trouve à redire !
Pour illustrer ce dernier point, il est piquant de s'intéresser aux vicissitudes du mot altruisme. Le terme est créé par Comte avec le sens bien précis d'un mécanisme biologique inné. Il passe dans le vocabulaire courant en changeant de sens, devenant une vertu, sorte d'équivalent laïcisé de la charité chrétienne, et ce sens devient tellement prégnant qu’on le projette indûment sur Comte, censé n'avoir fait que rebaptiser une notion banale (d'où l'absence du terme dans un ouvrage sur le vocabulaire de Comte !). Et, dernier avatar du mot, les neurosciences modernes « violent » sans vergogne son acception populaire pour lui donner... son sens comtien initial !

Et entretemps le terme aura subi les derniers outrages de la part de l'idéologue russo-américaine Ayn Rand, chantre du capitalisme et de l'égoïsme, qui l'a redéfini comme une doctrine qui viserait à sacrifier l'individu à la société :
The irreducible primary of altruism, the basic absolute, is self-sacrifice—which means; self-immolation, self-abnegation, self-denial, self-destruction
(Philosophy: Who Needs It, 61 cité dans The Ayn Rand Lexicon, article altruism)
Rand et ses disciples n'ont pas hésité une seconde à attribuer à Auguste Comte -- qu'ils présentent comme un grand partisan du collectivisme ! -- l'origine d'un tel concept ! Voir par exemple Robert L. Campbell, « Altruism in Auguste Comte and Ayn Rand. Reply to Robert H. Bass, “Egoism versus Rights” », Journal of Ayn Rand Studies (vol. 7) -- voir aussi  sur le site Libertarianism.org, « Ayn Rand and Altruism », par George H. Smith qui croit pouvoir écrire :
however much critics may dismiss Rand’s attacks on altruism as unjustified, her treatment of altruism, as discussed and defended by the man [Comte] who originated the term and who defended altruism in more detail than any other philosopher, before or since, was remarkably on point.
alors qu'il ignore visiblement que l'altruisme « as discussed and defended by the man who originated the term » était de nature biologique !

lundi 14 avril 2014

Comte occulté (2) : son anticolonialisme


Emmanuel Lazinier

Vendredi dernier, Mona Ozouf présentait sur France Inter son dernier livre Jules Ferry, la liberté et la tradition (Gallimard). Titillée par  Patrick Cohen sur la politique coloniale menée par son héros, et sur ses célèbres affirmations quant à l'existence de « races inférieures » et de « races supérieures », elle s'est lancée dans une apologie qui surprend quelque peu :
[6:45] Il faut restituer le sens du mot inférieur et du mot supérieur. Inférieur et supérieur, dans l'esprit de Ferry, ça représente simplement des étapes dans l'évolution de l'humanité. L'humanité, pour lui comme pour presque tout les hommes du XIXe siècle processionne de l'ignorance au savoir, de la sauvagerie à la civilisation, en passant par l'étape de la barbarie qui est une étape intermédiaire. Donc la race inférieure n'est donc pas une race essentiellement inférieure...



Patrick Cohen lui rappelle que Ferry a quand même trouvé un opposant pour réfuter son discours : Clémenceau. Et notre grande historienne de répliquer :
[7:30] Après les drames de la colonisation après aussi tout ce que nous ont appris les ethnologues sur  l'égalité, l'égale dignité des cultures, nous prêtons une oreille beaucoup plus complice à Clémenceau qu'à Ferry, une oreille séduite..
A entendre Mona Ozouf "l'égale dignité des cultures" serait donc une notion tout à fait nouvelle, et le XIXe siècle, obsédé par une vision évolutionniste de l'histoire de l'Humanité, ne pouvait la concevoir.

Et pourtant un penseur dont à l'occasion Ferry s'est réclamé et qui n'était pas non plus étranger à Clémenceau, un penseur dont la vision de l'histoire de l'Humanité a été tout ce qu'il y a de plus évolutionniste, a bel et bien proclamé cette égale dignité des cultures, et condamné le colonialisme avec la dernière énergie : Auguste Comte ! Extraits caractéristiques :
 j'ose ici proclamer les voeux solennels que je forme, au nom des vrais positivistes, pour que les Arabes expulsent énergiquement les Français de l'Algérie, si ceux-ci ne savent pas la leur restituer dignement.
Catéchisme positiviste, 13e entretien
Il faut d'abord caractériser l'irrévocable avènement d'une politique pleinement pacifique par une digne restitution de l'Algérie aux Arabes. [...] L'accomplissement de cet acte de justice ne saurait d'ailleurs être aucunement entravé par des ménagements immérités envers une colonisation sans consistance, faible compensation de tant d'iniquités. Si les aventuriers sceptiques qui se trouveront ainsi livrés à la générosité musulmane avaient eu sérieusement l'intention de s'incorporer aux Arabes, ils auraient adopté l'islamisme, au lieu d'entretenir l'espoir, aussi stupide que coupable, de faire là prévaloir le catholicisme.
Système de politique positive, IV, 419-20.
Allez comprendre après cela que les Français aient pu baptiser une rue d'Alger boulevard Auguste Comte -- et que les Algériens aient tenu à la débaptiser après l’indépendance (elle est devenue boulevard  Nessira Nourredine) ! (Un village des Aurès, crée en 1912, aujourd'hui Baghaï, avait aussi reçu le nom d'Auguste Comte !)

Quant à la vision que Comte avait des races humaines, le passage suivant montre qu'il ne les classait pas en termes de supérieures ou inférieures, et envisageait calmement leur fusion finale :
La vraie théorie des races humaines, résulte, ma fille, de la conception de Blainville, qui représente ces différences comme des variétés dues au milieu, mais devenue fixes, même héréditairement [...]

En effet, il n'a pu se développer de différences essentielles et durables qu'envers la prépondérance relative des trois parties fondamentales de l'appareil cérébral, spéculative, active, et affective. Telles sont donc nos trois races nécessaires [blanche, jaune et noire], Dont chacune est supérieure aux deux autres, ou en intelligence ou en activité, ou en sentiment [...] Cette appréciation finale doit les détourner de tout dédain mutuel, et leur faire également comprendre l'efficacité de leur intime concours, pour achever de constituer le vrai Grand-Etre.

Quand nos travaux auront uniformément assaini la planète humaine, ces distinction organiques tendront à disparaître, en vertu même de leur source naturelle, et surtout par de dignes mariages.
Catéchisme positiviste
, 11e entretien
Depuis quelques années des historiens ont quant même commencé à s'intéresser à l'anticolonialisme et à l'antiracisme méconnus de Comte et de ses disciples. Voir le chapitre « L'Emprise du positivisme » (titre bien mal choisi à mon sens) que Stéphanie Couderc-Morandeau lui a consacré dans l'ouvrage Philosophie républicaine et colonialisme: Origines, contradictions et échecs (Paris, L'Harmattan, 2008) :

Voir aussi l'histoiren britannique Gregory Claeys, qui a étudié par le menu les campagnes anticolonialistes de disciples de Comte dans son livre Imperial Sceptics: British Critics of Empire, 1850-1920 (Cambridge, Cambridge University Press, 2010) :

mardi 1 avril 2014

Comte, joker philosophique ?

Emmanuel Lazinier

Vous souhaitez critiquer une thèse philosophique, ou plus modestement affirmer qu'elle est dépassée ? Attribuez-la à Auguste Comte, le penseur qui a eu tout faux ! Sécurité absolue : personne n'ira vérifier !

Dans un précédent billet, je m'en prenais à ceux qui cherchent à discréditer Auguste Comte en lui attribuant les pires travers.

Aujourd’hui, je voudrais élargir quelque peu l'analyse des augustes Contes, en parlant de ceux qui, sans chercher à ridiculiser ni à diaboliser Comte, sans même nier son importance, ne lui attribuent pas moins sans sourciller à peu près n'importe quoi.

Dernier exemple sur lequel je tombe : un livre publié par les très sérieuses presses de l'Université de Cambridge (UK) : Sacred and Secular: Religion and Politics Worldwide, (Cambridge, CUP, 2004). Que dit la quatrième de couverture ?


Comment les auteurs et l'éditeur de ce savant ouvrage peuvent-il croire ce qui précède compatible avec ceci ?


Une fois de plus, il y a de quoi être sidéré. On veut bien voir en Comte un seminal thinker, mais on n'a pas idée du titre de son principal traité !

Et ce phénomène ne date pas d'aujourd'hui. Je trouve une affirmation analogue dans un ouvrage de 1925, Science, religion and reality (New York, Macmillan), sous la plume de Joseph Needham :
There is so much even in the highest religion that seems archaic and obstructive, that some thinkers, like Comte in the last century and Croce at the present day, can make out a case for treating religion as half-baked philosophy, and predicting its disappearance. There are, however, no signs that this is likely to happen ; (p. 374)
A suivre...