mardi 24 mars 2015

Vous avez dit « sortie de la religion » ? Marcel Gauchet vs Auguste Comte

Emmanuel Lazinier

Il y a sans doute peu d'intellectuels français contemporains qui soient plus respectés que Marcel Gauchet. Et peu d'analyses socio-philosophico-historiques qui soient aujourd’hui plus à la mode que sa théorie de la sortie de la religion. Le présent blog, consacré au philosophe qui proclamait que « l'homme devient de plus en plus religieux », ne peut donc être indifférent envers un intellectuel en vogue qui le contredit frontalement.

Une confrontation entre ces deux penseurs était à tenter, et Marcel Gauchet vient de m'en fournir l'occasion en publiant un résumé de ses thèses sous la forme d'un article intitulé Sécularisation ou sortie de la religion ?, paru dans la revue Droits n°59 du 16 décembre 2014, reproduit sur le blog Les amis de Marcel Gauchet, et que je me propose de citer (sauf mention contraire, les italiques sont par moi ajoutées) et commenter.

Les ambiguïtés de la sécularisation

Mon point de départ a [...] consisté à juger [la querelle entre les prophètes de la mort de Dieu et les théoriciens du retour du religieux] sans issue. Il m’a paru que les tenants des deux thèses pouvaient avoir à la fois raison et tort ensemble. Autant le mouvement dit de sécularisation paraît continuer d’avancer et de s’étendre, autant les convictions religieuses semblent résister à cette érosion, au point même de connaître des reviviscences ou des réactivations périodiques.
La mort de Dieu n'est-elle pas un phénomène palpable, particulièrement en France où les églises se sont vidées en quelques décennies ? Et n'est-il pas frappant que dans un pays censé être resté très religieux comme les États-Unis un évêque puisse pousser un cri d'alarme affirmant que le christianisme va mourir s'il ne renonce pas au théisme ; qu'un pasteur hollandais puisse proposer à ses ouailles de « croire en un Dieu qui n'existe pas », etc. (voir mon billet à ce sujet). Alors assistons-nous vraiment à des « reviviscences ou des réactivations périodiques » de la croyance en Dieu ? Ou bien seulement à des instrumentalisations de ce qu'on pourrait appeler l'instinct religieux par des groupes sociaux, des ethnies, des pays qui se sentent marginalisés, humiliés, foulés aux pieds par des groupes sociaux, des ethnies, des pays dominants et qui se servent de ce qu'on pourrait nommer l'énergie religieuse pour simplement essayer d'exister ? (Il y a cinquante ans c'était un autre type de religion, le marxisme qui leur paraissait porteur de salut, mais nous avons depuis assisté à la mort de Marx et les vieilles religions traditionnelles, même moribondes, sont tout ce qui leur reste à quoi s'accrocher...)
C’est qu’il y a lieu de dissocier les deux séries de phénomènes. L’emprise organisatrice du religieux sur l’existence collective est une chose, et le recul de cette emprise sur la longue durée peut être tenu pour un fait assuré. [...] La foi des personnes, les racines individuelles de la croyance religieuse sont une autre chose
C'est ici que Comte commence à s'opposer frontalement à Gauchet. Pour Comte l’emprise organisatrice du religieux sur l’existence collective n'est pas près de disparaître et elle est aujourd'hui plus nécessaire que jamais ! Ce qui a connu un recul sur la longue durée, c'est (1) le théisme, et (2) la confusion des pouvoirs spirituel (la religion) et temporel (l’État/le pouvoir économique).
Les retours du religieux sont à comprendre, dans cette perspective, comme des réactions au travail de la sécularisation.
Voir plus haut ce qu'il faut en penser.
De manière générale, le retrait de l’autorité sociale et politique du religieux peut fort bien s’accommoder de la persistance de la conviction religieuse des individus. A l’extrême limite, on peut imaginer une société politiquement sécularisée de part en part qui serait peuplée de croyants fervents.
Si retrait de l’autorité sociale et politique du religieux signifiait séparation du spirituel et du temporel ce passage serait tout à fait comtien. Mais on verra que Gauchet l'entend tout autrement : pour lui cette séparation n'a pas de sens puisqu'il n'envisage plus aucun pouvoir spirituel distinct du temporel. La seule séparation qu'il accepte est celle des espaces public et privé (ce dernier espace étant l'ultime refuge qu'il veut bien accordes à la religion -- à noter que le principe de séparation public-privé est récusé par Comte).
Le concept de sécularisation a l’avantage d’être reçu. Il est commode, il est d’une pertinence descriptive suffisante pour s’accorder sur le phénomène global qu’il pointe.
Certainement pas ! Le concept de sécularisation est au contraire tout ce qu'il y a d'ambigu. D'un côté il peut désigner la simple séparation du spirituel et du temporel (version Comte et loi de 1905) ; de l'autre il peut signifier que l’État absorbe toutes les fonctions du pouvoir spirituel (version Gauchet) !
Sa portée compréhensive, en revanche, laisse à désirer. Il n’autorise pas, m ‘a-t-il semblé, à saisir la nature intime et la portée véritable du phénomène qu’il désigne. C’est ce qui m’a conduit à proposer un concept alternatif, celui de « sortie de la religion », construit pour dépasser les difficultés du concept de sécularisation.
Il les dépasse en effet, puisqu'il ne retient plus, comme on va le voir, que le sens n° 2 de la sécularisation, à savoir la disparition de tout pouvoir spirituel indépendant de l’État. 
Tantôt, et le plus communément, la sécularisation est conçue sous le signe d’une émancipation du siècle par rapport à la religion. Tantôt, elle est comprise sous le signe d’un transfert des notions, des valeurs ou des orientations religieuses au sein du siècle.
Passage terriblement ambigu, du fait de l’ambiguïté des mots religion et siècle. Le mot religion est-il ici strictement synonyme de théisme (on peut le penser à la lumière de ce qui suit) ? Le mot siècle signifie-t-il ici pouvoir temporel ou bien espace social ? Et que signifie au juste transfert ?

Si l'on pose que religion désigne ici ce que Comte appelle l'état théologique, il est clair que la modernité s'en émancipe. Et elle s'en émancipe à tous les niveaux : social aussi bien qu'individuel. En termes comtiens la sociologie et la morale ont quitté/sont en train de quitter l'état théologique. Et les problématiques jadis du ressort de la théologie deviennent du ressort de la science (après -- comme prévu par Comte -- une période transitoire métaphysique/idéologique dont Gauchet est l'un des dernier brillants représentants !). Si l'on devait interpréter Gauchet de cette façon, les deux sens qu'il attribue au mot sécularisation (émancipation de la théologie ; transfert des notions, des valeurs ou des orientations de l'état théologique vers l'état positif) deviendraient parfaitement compatibles et même complémentaires ! Mais évidemment ce n'est pas ainsi que Gauchet l'entend.
C’est le constat de ces impasses symétriques qui a présidé à l’élaboration du concept de « sortie de la religion ». Il propose une lecture par « transformations » permettant d’échapper—c’est en tout cas son ambition—à l’équivoque ruineuse du concept de sécularisation, tout en faisant droit aux justes exigences que traduisent chacune des options entre lesquelles se partage son interprétation. Il est fait pour articuler intelligiblement la continuité et la discontinuité qui sont à l’œuvre simultanément dans ce processus décisif. Il donne toute sa place à l’originalité de ce qui s’invente à la faveur de la déprise du religieux, sans pour autant méconnaître le lien génétique qui unit la modernité autonome et le passé religieux.
Fort bien ! C'est ce que Comte appelle « la loi sacrée de la continuité ».
L’un des principaux intérêts de la perspective est justement de disjoindre le sort de la croyance religieuse et le devenir de l’organisation collective.
Comment cela ? Ici Gauchet enfourche son grand dada qui est d'imaginer que la religion (entendez le théisme) peut parfaitement prospérer dans la sphère privée tout en étant totalement éliminée de la sphère publique. 
Le principal reproche que mérite le concept de sécularisation est de pécher par ethnocentrisme moderne, en projetant tacitement sur le passé cette séparation du discours, de la conscience ou de la croyance religieuse d’avec la réalité sociale, comme s’il s’agissait d’une propriété éternelle, alors qu’il s’agit d’une donnée récemment advenue.
Traduction comtienne : la sortie de la sociologie (et plus récemment de la morale) de l'état théologique, et la séparation du spirituel et du temporel sont des phénomènes récents dans l'histoire de l'Humanité, et l'Occident, qui a été pionnier en la matière, n'a pas pour autant le droit de mépriser (encore moins de violenter) les cultures qui n'ont pas encore effectué cette mutation.
La religion, c’était bien sûr, comme pour nous, des idées, des discours, des croyances, des attitudes, des pratiques. Mais  c’était bien plus fondamentalement, une manière d’être complète  des sociétés, une organisation intégrale du monde humain-social, et,  pour employer le concept le plus approprié, un mode de structuration des communautés humaines.
Certes. Mais cette fonction de la religion n'est-elle pas essentielle, et partant ne doit-elle pas survivre au déclin du théisme ? C'est ce que Comte nous enseigne : nous avons toujours, et de plus en plus, besoin d'un (contre-)pouvoir spirituel qui puisse faire pendant au pouvoir temporel étatique-économique, s'opposer à lui (spirituellement) à chaque fois que les intérêts de l'Humanité et de la Planète (voir ci-dessous l'aveu de Gauchet) sont par ce dernier mis en péril..

Gauchet, ou les Lumières (à peine) rajeunies

[...]il me semble concevable de ramener l’immense variété culturelle des sociétés anciennes à un mode de structuration  remarquablement monotone dans ses traits fondamentaux [...].

Ce mode de structuration mérite le nom de mode de structuration hétéronome [...]

Ces dispositions et orientations se ramènent pour l’essentiel à quatre traits : tradition, domination, hiérarchie, incorporation [...]

La structuration hétéronome consiste d’abord dans  une manière pour les sociétés de s’organiser dans le temps sous le signe de l’obéissance au passé fondateur, de l’assujettissement à l’origine et aux ancêtres,  de la dette envers les insurpassables modèles primordiaux [...]

La structuration hétéronome consiste en second lieu dans un type de pouvoir  réfractant la dépendance envers une loi située au-delà du monde des hommes, dans un autre ordre de réalité. Un pouvoir relayant par son altérité sacrale,  sa supériorité de nature sur ceux qui lui obéissent, la subordination de tous envers le fondement surnaturel. [...]
La structuration hétéronome passe ensuite, en troisième lieu, par un type de lien entre les êtres que l’on peut ramasser sous le concept de hiérarchie. Un type de lien qui est la chose du monde que nous avons le plus de mal à comprendre aujourd’hui, alors qu’il demeure très présent dans une grande partie du monde. Un type de lien faisant tenir les êtres ensemble par leur inégalité de nature, par l’attache mutuelle des inférieurs aux supérieurs à tous les échelons de la vie collective, du plus humble au plus élevé, du père chef de famille au souverain surnaturel. Inégalité de nature répercutant dans la substance des rapports sociaux la suprême différence de l’au-delà qui commande et de l’ici-bas qui lui obéit.

La structuration hétéronome passe, enfin, en quatrième et dernier lieu, par un type de rapport entre les individus et leur société. [...] Non seulement en effet  le tout communautaire précède et domine les composantes individuelles, mais chaque être particulier n’existe et ne se définit que par la communauté à laquelle il appartient et la place qu’elle lui assigne. [...]
[...] une lente transformation interne qui, sur cinq siècles va donner naissance à un autre mode de structuration que nous pouvons à bon droit appeler autonome. Ses traits caractéristiques se situent exactement aux antipodes de ceux que nous avons précédemment identifiés. Ils se laissent énoncer comme suit, pour les prendre dans l’ordre inverse de celui où ils ont été introduits [italiques de Gauchet] : l’individualisme à la place de l’incorporation, l’égalité à la place de la hiérarchie, la représentation à la place de la domination, l’histoire à la place de la tradition.

La sortie de la religion se manifeste par l’invention d’un nouveau principe de légitimité consacrant l’indépendance de l’individu. Le rapport entre le tout et ses parties se renverse : l’individu est premier, la société est seconde.. Par conséquent,  le lien de  société résulte toujours par principe de l’accord des individus et de la mise en commun de leurs droits primordiaux. Le schème logique du contrat social découle de ces prémisses. Il est chargé de les mettre en forme.
Ici Gauchet nous rejoue les Lumières à peine rajeunies. Comme si la seule disparition de la croyance en des sanctions surnaturelles avait suffi  à transformer complètement la nature humaine ! Sans nier les lents progrès de l'Humanité vers plus d'« humanitude », n'est-on pas obligé de reconnaître que notre nature biologique, sociale, éthique est restée la même ? Ne somme-nous pas toujours une espèce sociale, à échelle de dominance ? L'individu est-il vraiment devenu moins dépendant de la société humaine dans laquelle il vit ? de l'état de sa planète ? A-t-il acquis le droit quasi-divin de sacrifier l'avenir à ses intérêts particulier, à sa soif de consommation ?

Sortie de la religion et crise écologique : l'aveu de Gauchet

Tout ce que la science nous a appris depuis deux siècles sur notre nature biologique/sociale/éthique est donc mis de côté et on en reste au catéchisme des Lumières... Je le laisse se dérouler jusqu'à ce que nous rencontrions un aveu de taille : la sortie de la religion, telle que Gauchet la salue, nous mène droit à la crise écologique !
Si les individus sont premiers, et libres à ce titre,  ils sont aussi égaux en nature, ils sont également libres. Il n’y a plus d’inférieurs ni de supérieurs par nature. Ce qui lie les personnes, ce n’est plus leur dépendance mutuelle associée à leur inégalité de nature, mais le libre accord fondé sur leur  égalité.

Il s’ensuit une modification radicale du statut et de l’essence du pouvoir : il dominait la société au nom du fondement divin, il la mettait en ordre du dessus d’elle au nom d’une loi d’une nature radicalement  supérieure puisque  d’origine surnaturelle. Dans le nouveau cadre le pouvoir n’a plus de légitimité qu’à la condition d’être produit d’une manière ou d’une autre par la société, de sortir d’elle, d’émaner de la volonté libre manifestée par les individus qui la composent. En un mot le pouvoir devient,  quelles que soient les modalités de son exercice, la représentation de la société. Enfin la disposition de la société dans le temps se modifie du tout au tout. Elle obéissait au passé de la tradition, elle bascule vers l’invention de l’avenir.  Ce que nous appelons histoire, au sens moderne. Toutes les sociétés sont historiques, c’est entendu, en ceci qu’elles changent et que, propriété bien plus mystérieuse, elles ne peuvent pas ne pas changer. Les sociétés changeaient depuis toujours, donc, mais elles changeaient malgré elles, malgré ce qu’elles se racontaient et en dépit de leurs prétentions à rester fidèles à leurs traditions. La différence des sociétés modernes, c’est que non seulement elles savent qu’elles changent,  qu’elles deviennent consciemment historiques, mais qu’elles veulent se changer. Elles s’organisent en vue de leur propre transformation. Elles se déploient en vue de leur production d’elles-mêmes en se projetant dans l’avenir. C’est la  raison pour laquelle elles se mettent à valoriser la production matérielle et la technique par-dessus tout et se vouent à l’économie.
Drôle de façon de se projeter dans l'avenir qui consiste à le compromettre en saccageant notre planète sur l'autel de « la volonté libre manifestée par les individus » de consommer à outrance.
[la « révolution moderne »] est tout à la fois, donc, une révolution individualiste, une révolution égalitaire, une révolution représentative et une révolution futuriste. En un mot elle est une révolution de l’autonomie puisqu’elle engendre un monde où les individus sont libres de se donner leurs propres règles de vie (et d’adhérer en conscience aux convictions de leur choix), en même temps que des sociétés libres de se donner leurs propres lois collectivement. Davantage encore, elle engendre un monde qui s’autoproduit dans le temps, dont principalement à travers la production matérielle. Une dimension de l’autonomie des modernes qu’il ne faut surtout pas oublier, car elle est certainement la plus problématique de toutes.
Là on ne peut qu'être d'accord ! Mais que nous propose Gauchet pour éviter la catastrophe écologique qu'il semble quand même pressentir un tout petit peu ?