dimanche 2 février 2014

Pourquoi faut-il « rendre Comte » ?

Emmanuel Lazinier

Ce blog se propose d'attirer l'attention sur Auguste Comte : un philosophe célèbre, et pourtant un parfait inconnu !

Avant même de tenter de restituer ce philosophe dans toutes ses dimensions et d'évaluer son actualité, sa première tâche sera donc de porter un regard critique sur l'image qu'on s'est faite jusqu'ici de Comte et sur l'influence qu'on lui attribue.

Comte a-t-il vraiment été lu  ?


La question peut paraître provocante, et pourtant on ne peut éviter de commencer par la poser. Beaucoup, aussi bien parmi les «  pro-Comte  » que parmi les «  anti-Comte  », pensent que ce philosophe a connu son heure de gloire avant de retomber dans un quasi-oubli – justifié pour les uns, regrettable pour les autres. D'autres vont jusqu'à imaginer une influence diffuse et omniprésente qui ferait, qu'on s'en félicite ou qu'on s'en effraie, que nous serions tous comtiens sans le savoir  ! Or ce qui frappe, quand on s'intéresse à l'histoire du «  comtisme  » c'est, dans un premier temps, qu'elle a été fort peu étudiée, et, dans un second temps, qu'elle semble plutôt indiquer une absence quasi totale d'influence  !

Comte, il faut commencer par le rappeler, a été de son vivant un personnage obscur, sans position officielle, dont l'influence s'est limitée à quelques savants sympathisants et à une poignée de disciples (dont certains fort infidèles !). C'est seulement à cette poignée de disciples, qui ont continué après sa mort à faire du «  lobbying  » en sa faveur, et qui ont pu à de rares occasions et pendant de courtes périodes avoir une certaine «  visibilité  » (on pense évidemment au rôle fugitif exercé par quelques uns d'entre eux lors de l'instauration de la république brésilienne, ou encore au coup d'éclat qu'a pu être l'érection d'une statue de Comte place de la Sorbonne), qu'il doit de ne pas avoir été complètement oublié. Mais a-t-il pour autant influencé le siècle et demi qui nous sépare de sa mort  ? Un examen sérieux de la réalité amène à en douter sérieusement.

On ne peut évidemment pas nier que le nom de Comte ait acquis une certaine notoriété, en France tout au moins. Après tout, notre Éducation nationale ne l'a-t-elle pas classé au rang des auteurs majeurs du programme de philosophie des classes terminales  ? Mais doit-on pour autant en déduire que sa pensée a été influente, ou même qu'elle a été vraiment connue – en un mot que Comte a été, tout simplement, lu  ?

Pour se persuader du contraire, il suffit de faire ce qui ne vient à l'idée d'à peu près personne  : lire Comte  ! Quand on se livre à cette expérience, et avant même d'avoir pu se faire une idée de l'importance et de la pertinence de la pensée du philosophe, on est immédiatement frappé par le fait que c'est une pensée à laquelle on ne s'attendait pas, qui ne ressemble à peu près en rien à ce qu'on imagine couramment qu'elle est.
Expérience plus facile à faire  : courir les librairies d'occasion de notre capitale et demander les œuvres de Comte. La réponse unanime était jusqu’à il y a peu «  Elles sont introuvables  »  ! Et si votre interlocuteur avait l'humour et la franchise du libraire-expert Maurice Siegelmann, il ajoutait «  et invendables  »  ! (Aujourd’hui on a quelques chances de trouver le Cours de philosophie positive grâce à ses rééditions successives par l'éditeur Hermann, mais le «  principal ouvrage  » de Comte, le Système de politique positive reste positivement introuvable.)

Autre critère  : les traductions. Jusqu'à il y a peu, un seul des traités de Comte avait eu l'honneur d'être traduit intégralement dans une seule langue étrangère  : le Système de politique positive, traduit en anglais dans les années 1870 par un enthousiaste noyau de disciples britanniques. Il aura fallu attendre ce début de XXIe siècle pour voir apparaître une traduction en allemand de ce même traité  !

Enfin, pour un traitement académique du sujet, on se reportera à l'étude de Walter Michael Simon, European positivism in the nineteenth century: an essay in intellectual history, Kennikat Press, 1972. Simon a passé systématiquement en revue la littérature de la fin du XIXe siècle pour arriver à la conclusion que l'influence réelle de Comte a été négligeable. On pourra aussi, pour un inventaire des rares individus qui ont été directement influencés, consulter mes pages Web sur les Disciples et Admirateurs d'Auguste Comte.

Pourquoi ce paradoxe d'un auteur dont le nom est fameux et les œuvres jamais lues  ? Une partie de l'explication réside sans doute dans le fait que Comte a su gagner, temporairement, l'admiration de deux figures intellectuelles majeures de son temps : J S Mill en Angleterre et Émile Littré en France -- et que l'un et l'autre ont fini par le renier en l'accusant, le premier, d'être devenu un penseur totalitaire, et le second, d'avoir purement et simplement sombré dans la folie ! Ces deux personnages -- en accréditant l'idée que tout ce que Comte avait pu dire d'intelligent se retrouvait dans leurs propres ouvrages et que tout le reste était à jeter à la poubelle -- ont ainsi rendu le nom de Comte célèbre tout en dissuadant efficacement de le lire  !

Au XXe siècle, après la disparition progressive des disciples de filiation directe, Comte serait probablement retombé chez nous dans un oubli total (comme c'est le cas dans les pays de langue anglaise) s'il n'y avait pas eu Alain qui, assez tardivement, a découvert «  les dix volumes  » de Comte et n'a plus cessé de les louer. Mais son influence n'a pas été suffisante pour que Comte soit réédité, et donc lu !

Quant à l'épisode bien connu de Charles Maurras présentant Comte comme l'un de ses maîtres (à côté de l'auteur du Syllabus !), il pourrait bien illustrer tout le contraire d'une ascendance de Comte – il semble plutôt indiquer qu'au tournant des XIXe et XXe siècles sa doctrine était suffisamment méconnue pour pouvoir se prêter à un détournement véritablement effarant ! (Un détournement tout aussi effarant l'avait d'ailleurs précédé : celui de Ferdinand Brunetière, directeur de l'influente Revue des deux mondes, qui pensait que Comte « n'a pu finalement s’empêcher de couronner son positivisme d'une théologie », et prétendait l'« utiliser » pour remettre ses contemporains « sur les chemins de la croyance » !)

Comte, un cerveau hors-norme, ni normal ni pathologique  ?

Si Comte a été si peu lu, si sa pensée a donné lieu à tant d'interprétations divergentes, s'il a  même pu être considéré par certains comme fou (ou demi-fou), c'est sans doute à cause du caractère peu banal, excentrique, d'une grande partie de ses écrits et de ses théories. Mais ses écrits sont d'une grande limpidité (contrairement à une légende qui voudrait que son «  style  » soit épouvantable). Un certain nombre d'entre eux (ceux que l'on fait étudier aux élèves de terminale  !) ne franchissent pas les limites de la philosophie académiquement acceptable. Mais d'autres, clairement, les franchissent... Et pourtant l'ensemble apparaît parfaitement cohérent  : on serait bien en peine, comme ont imaginé pouvoir le faire ses disciples dissidents, de tracer une frontière entre un Comte raisonnable et un Comte délirant.

En ce début de XXIe siècle, où nous avons enfin les moyens d'explorer scientifiquement les mécanismes du cerveau, il nous est devenu possible, et même nécessaire, de remettre en cause les anciennes notions de santé et de pathologie mentales. Nous commençons à comprendre que les cerveaux des uns et des autres ne fonctionnent pas tous exactement de la même façon, que certains appareils peuvent être plus ou moins développés chez certains individus sans qu'on puisse décréter que les uns sont plus ou moins «  normaux  » que les autres. Nous découvrons en particulier l'importance que peuvent avoir certains mécanismes d'abstraction inconsciente et de haut niveau, non seulement chez les humains adultes mais même chez les bébés (Voir en particulier le cours 2013 de Stanislas Dehaene au Collège de France sur Le bébé statisticien. L'un des chercheurs cités emploie à propos de ces mécanismes, et pour souligner leur haute efficacité, la formule « the blessing of abstraction » (voir la présentation du cours et l'article séminal « Learning a Theory of Causality », de Noah D. Goodman, et al.) et chez les animaux. Nous devinons que ces mécanismes sont capables de prouesses qui dépassent largement celles que notre cerveau conscient peut normalement atteindre (l'étude des personnes présentant le syndrome d'Asperger commence à nous en donner quelque idée). Il n'est dont plus extravagant d'imaginer que certains individus puissent faire un appel hors-norme à ces hautes capacités d'abstraction, et que tel a peut-être été le cas d'Auguste Comte.

On peut même aller jusqu'à regretter que Comte, qui par ailleurs se faisait une haute idée de ses capacités et de sa «  mission  », n'ait, semble-t-il, pas pris vraiment conscience du fait qu'il était hors- norme. Qu'il ait pensé, par exemple, que la rédaction de la plus grande partie du dernier traité qu'il ait planifié, la Synthèse subjective, pouvait être confiée à des «  continuateurs  » nous paraît parfaitement irréaliste. Sa prédiction, si souvent évoquée et moquée, que le positivisme pourrait de son vivant être prêché à Notre-Dame, montre bien qu'il voyait ses contemporains à son image, capables d'évoluer mentalement à la même vitesse que lui...

On s'aventurera donc, sans trop de scrupules, sur le terrain délicat de l’altérité du personnage de Comte, essayant d'évaluer tout l'impact que cette altérité a pu avoir sur son œuvre et sur la manière dont elle a été reçue et comprise.
*
*  *
La seconde tâche que le blog devra assumer sera bien évidemment de tenter de restituer les théories comtiennes et d'apprécier leur pertinence actuelle.

La théorie cérébrale et la septième science de la morale  : prophétiques  ?

Pour se persuader à la fois de l'actualité des théories de Comte et du phénomène d'occultation dont elles ont été victimes, on pourra se pencher sur son étonnante théorie du cerveau, qui commence depuis peu à attirer l'attention des spécialistes en neurosciences.
Cette théorie est intéressante et actuelle en elle-même, puisqu'elle postule des points qui n'ont été scientifiquement acquis que très récemment  : le caractère localisé des fonctions cérébrales et le rôle central de l'affectivité  ; l'existence d'un altruisme inné. Mais elle est encore plus intéressante par son impact sur l'économie du système comtien.
 Cet impact a été partiellement reconnu par Comte lui-même, puisque son «  œuvre finale  » a consisté essentiellement à repenser toute son œuvre précédente à la lumière de la prééminence de l'affectivité sur l'intelligence et l'activité et de l'innéité de l’altruisme. Et puisqu'il a conduit Comte à introduire dans sa classification des sciences une septième science de la morale.

On s'efforcera donc d'évaluer, en faisant appel autant que possible aux lumières des chercheurs en neurosciences en général et en neuroéthique en particulier, ce qui reste valide aujourd'hui de ces théories comtiennes – voire ce qui pourrait contribuer à stimuler et inspirer les recherches en cours.

La loi des trois états s'applique-t-elle à la septième science  ?

Apparemment, Comte n'a pas eu le temps de mesurer tout l'impact de l'arrivée de la septième science au sommet de sa classification. Il ne semble pas avoir vu que, selon sa propre théorie, cette nouvelle science devait comme toutes les autres être soumise à la loi des trois états et donc connaître un état métaphysique avant d'atteindre l'état scientifique. Et que cela allait constituer un test supplémentaire de la validité de cette loi des trois états.

Or que constatons-nous  ? Que la septième science a été soit purement et simplement gommée de la biographie de Comte, soit considérée comme délirante, voire comme une rétrogradation de Comte vers la théologie. Que nous avons assisté au vingtième siècle, avec le freudisme et la révolution morale qu'il a entraînée, à quelque chose qui ressemble fort au stage métaphysique de la septième science. Et qu'aujourd'hui cette science de la morale naturaliste commence tout juste à être sérieusement envisagée par le monde scientifique.
« Le grand public sait moins que l'idée d'une science de la morale n'est pas neuve. On la trouve chez Auguste Comte, qui proposait d'élaborer une morale positive de l'altruisme subordonnant les instincts égoïstes aux instincts sympathiques et devenant la "septième science", la science par excellence » (La Nature et la Règle, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 23).
Voir aussi : sous la dir. de Jean-Pierre Changeux, Fondements naturels de l'éthique, Paris, OdileJacob, 1991 et les travaux de Christine Clavien, Florian Cova, Nicolas Baumard...
On examinera donc dans quelle mesure la septième science pourrait constituer une vérification supplémentaire de la lois des trois états. Et on s'intéressera tout particulièrement à la délicate question du statut de la psychanalyse  : est-elle ou non à considérer comme la phase métaphysique de la morale  ? Aura-t-elle joué simplement un rôle historique de transition entre morale théologique et morale scientifique  ?

La loi des trois états peut-elle être scientifiquement fondée ?

Chez le champion de l'abstraction qu'est Auguste Comte, la loi des trois états, dont on comprend bien qu'elle joue un rôle absolument fondamental, est un peu un OVNI. Elle apparaît comme tombée du ciel, sans justification autre qu'empirique. (Certains auteurs se sont plu à imaginer, à l'image du stalinisme, un totalitarisme comtien où la loi des trois états serait inculquée de force, à l'égal d'une vérité révélée !) Il est troublant que Comte n'ait pas réussi à imaginer sur quels mécanismes de base cette loi pouvait bien se fonder.

Or il semble qu'aujourd'hui il soit possible de commencer à songer à des mécanismes cognitifs qui pourraient sous-tendre cette loi. Des chercheurs comme Leonid Perlovsky (Voir sa conférence du 16/04/2011 à la Cité des sciences) n'envisagent-t-ils pas que notre cognition fasse appel à l'interaction de deux systèmes hiérarchiques parallèles  : l'un, le système cognitif proprement dit, ferait appel à des processus flous et synthétiques, l'autre, basé sur le langage, serait basé sur des processus précis et analytiques. Si cette théorie se confirme, on pourrait imaginer que la pensée théologique puisse correspondre à une prépondérance du système flou-synthétique, la pensée métaphysique à celle du système précis-analytique et la pensée positive à l'harmonieuse collaboration des deux systèmes.

On s'efforcera donc de creuser l’hypothèse selon laquelle la loi des trois états ne serait pas seulement susceptible de vérifications empiriques, mais pourrait reposer sur un substratum cognitif ouvert aux investigations des neurosciences.

Une religion pour les athées est-elle possible  ?

L'un des points les plus controversés de la doctrine comtienne est l'idée, développée dans son Système de politique positive, ou traité de sociologie instituant la religion de l'Humanité, que religion n'est pas fondamentalement liée à la croyance au surnaturel et survivra à sa disparition et qu'une religion non-théiste, ou «  l'Humanité se substitue à Dieu sans oublier ses services provisoires  », doit nécessairement advenir. (Voir au tome 2 du Système sa Théorie de la religion)

L'intéressant est que Comte en est arrivé là après avoir longtemps pensé le contraire. Il avait rompu avec son maître Saint-Simon quand celui-ci avait commencé à parler de religion. Sa loi des trois états était interprétée par lui -- comme elle l'est encore par beaucoup de ses exégètes -- comme une loi de la disparition nécessaire du religieux. Il a fallu que le philosophe, dans sa «  seconde carrière  », élabore sa théorie du cerveau, invente l'altruisme, en déduise la nécessité d'une septième science de la morale, pour qu'il change d'avis : si la morale peut/doit devenir naturaliste, alors la religion suivra le même chemin.

La Religion de l'Humanité n'a certes pas eu beaucoup de succès (Encore que le dernier temple positiviste anglais n'ait fermé ses portes qu'en 1947 !), mais, étrange retour des choses, c'est d'abord du côté des «  croyants  » que la question a été peu à peu relancée  !

Aux USA, un courant du protestantisme a évolué progressivement à partir du XIXe siècle, sous l'influence de personnalités comme Emerson, du protestantisme libéral vers une religion sans théologie, l'Unitarian-universalism, qui accepte en son sein athées aussi bien que mono- et polythéistes. Au sein de l’Église épiscopalienne, une évolution similaire a été récemment proposée par l'évêque John Selby Spong dont le best seller Why Christianity Must Change or Die (San Francisco, Harper San Francisco, 1998) proclame que la seule chance de survie du christianisme réside en l'abandon du théisme (voir aussi http://protestantsdanslaville.org/john-s-spong/js.htm). Enfin il existe aussi un courant non-théiste du judaisme.

Il est clair que ces croyants-là n'ont pas le sentiment de n'être plus religieux. Non plus que le pasteur néerlandais Klaas Hendrikse dont le livre Croire en un Dieu qui n'existe pas vient d'être traduit en français (Genève, Labor et Fides, 2011). Citation caractéristique : «  Pour un athée, une fois posée la conclusion que Dieu n'existe pas, l'affaire est entendue : il n'existe pas, point final. Pour un croyant, les choses ne font que commencer : Dieu n'existe pas, virgule. Et après ? Y a-t-il encore quelque chose à croire après la virgule   ?  » (p. 103)

La question est également relancée par les essayistes et scientifiques qui s'attaquent de plus en plus nombreux à une théorie de la religion conçue
  • comme une production naturelle du cerveau humain (voir par ex. Why God Won't Go Away: Brain Science and the Biology of Belief d'Andrew Newberg, Eugene D'Aquili et Vince Rause, New York, Ballantine Books, 2001),
  • ou comme le fruit d'une évolution de type plus ou moins darwinien (voir le livre The Evolution of God de Robert Wright   et en particulier «  How Human Nature Gave Birth to Religion  », et The Faith Instinct: How Religion Evolved and Why It Endures (Penguin Group US, 2009)., de Nicholas Wade, dont j'extrais le passage caractéristique suivant : «  Maybe religion needs to undergo a second transformation, similar in scope to the transition from hunter gatherer religion to that of settled societies. In this new configuration, religion would retain all its old powers of binding people together for a common purpose, whether for morality or defense. It would touch all the senses and lift the mind. It would transcend self. And it would find a way to be equally true to emotion and to reason, to our need to belong to one another and to what has been learned of the human condition through rational inquiry.  ». Voir aussi l'article caractéristique de Nicholas Wade «  The Evolution of the God Gene  » )
Cette problématique de la religion non théiste est depuis peu reprise par certains «  athées  », dont le  philosophe Alain de Botton dans son dernier livre, Religion for Atheists, traduit en français sous le titre de  Petit Guide des religions à l'usage des mécréants (Paris, Flammarion, 2012. Voir la recension de Pascal Bruckner dans le Nouvel Observateur du 09/05/2012). Le livre fait d'ailleurs explicitement référence (apparemment sans trop bien la connaître) à la religion de l'Humanité de Comte, à laquelle son dernier chapitre est consacré.

On s'efforcera donc, dans un premier temps, de synthétiser l'évolution de la problématique de la religion non-théiste en Occident depuis Comte (voire avant Comte) jusqu'à nos jours. On examinera aussi si des rapprochements sont possibles avec des courants non-occidentaux considérés comme religieux et non-théistes, comme le confucianisme. Enfin on tentera de prédire le rôle que la religion non-théiste pourrait jouer dans l'avenir à côté des religions théistes et des courants athées anti-religieux (incarnés par des auteurs comme Richard Dawkins, Daniel C. Dennett, Sam Harris, Christopher Hitchens).

Comte anti-scientiste et précurseur de l'écologie  ?

Un autre aspect méconnu de Comte, quoique bien évident pour tous ceux qui l'ont tant soit peu lu, est qu'il est tout le contraire du scientiste qu'on a voulu faire de lui : un véritable penseur de l'écologie.
Nos perfectionnements artificiels ne peuvent jamais consister qu'à modifier sagement l'ordre naturel, qu'il faut avant tout respecter sans cesse. 
Système  de politique positive, I, 285 -- voir d'autres citations
Théoricien de l'importance des milieux et de leur influence sur les êtres vivants, Comte ne serait-il pas en effet l'un des grands précurseurs de l'écologie scientifique  ? Et ses prises de position très vives sur des questions comme la médecine et l'école, ses critiques de la science moderne (« Déjà spontanément désillusionné quant aux savants, il faut que vous soyez systématiquement émancipé de la science, comme de la métaphysique et de la théologie » lettre au Dr Audiffrent, 1er Homère 69), n'en font-elles pas aussi un écologiste «  militant  » avant la lettre  ?

On examinera donc en quoi Comte peut encore être actuel dans ce domaine. On s'intéressera tout particulièrement à ses critiques virulentes des institutions éducatives et médicales, en cherchant à déterminer en quoi elles sont en cohérence avec son anthropologie, et dans quelle mesure elles pourraient relancer des débats ouverts dans les années 1970 autour d'Ivan Illich (Voir Ivan Illich, Une Société sans école, Seuil, 1971 ; Nemesis médicale, Seuil, 1975...) et quelque peu oubliés aujourd'hui.

Un nouveau pouvoir spirituel devrait/pourrait-il émerger  ?

Il y a chez Comte, c'est bien connu, une théorie du pouvoir spirituel, conçu comme le pendant du pouvoir politique ou temporel, et voué selon lui à en être de plus en plus séparé. Beaucoup de commentateurs accueillent assez favorablement cette théorie et énumèrent tout ce qui dans notre société pourrait correspondre à des éléments de pouvoir spirituel  : l'école, la presse, le monde scientifique, la médecine... Ils n'ont sans doute pas tort, mais ils ne voient pas, ou ne veulent pas voir, que Comte avait en vue bien autre chose  : il voyait le pouvoir spirituel de l'avenir comme un équivalent moderne et non-théiste de la papauté catholique du Moyen-Âge  !
Curieusement, c'est chez une humoriste, Sophia Aram, que j'ai trouvé ces derniers temps la plus éloquente évocation d'un tel pouvoir spirituel – à l'occasion d'un billet intitulé Les OGM sont nos amis diffusé par France Inter  (Le 26/09/2012 - réécouter):
Tous les citoyens devraient donner une petite partie de leur revenu pour créer une organisation indépendante des pressions commerciales et des lobbies. Cette organisation nous alerterait en cas de danger. Une sorte d'autorité morale au dessus de tout soupçon, ayant les moyens d'agir et la légitimité suffisante pour qu'on puisse lui faire confiance.
Beaucoup moins comtienne, malheureusement, était sa conclusion  :
On appellerait ça... euh... je sais pas... euh... l’État ! C'est pas une idée géniale, ça ?
(Bien évidemment, Comte concevait le pouvoir spirituel comme devant être tout autant indépendant des États que des puissances économiques et financières  !)

Il est devenu banal d'attribuer à Comte un optimisme progressiste qui aurait été tragiquement démenti par le XXe siècle, ses guerres mondiales, ses totalitarismes et son pillage des ressources planétaires. Il serait beaucoup plus juste de dire que Comte a été démenti par l'impuissance de l'Humanité à se doter d'un nouveau pouvoir spirituel. Car le pouvoir spirituel voulu par Comte est précisément l'instance qui aurait dû/pu (dans sa vision) s'opposer au nationalisme, au colonialisme (qu'il n'a cessé de dénoncer), au militarisme, à la société de consommation, à l'usage irresponsable des sciences et des techniques, etc.

On s'attachera donc à examiner cette «  utopie  » et à voir si elle conserve quelque pertinence en dépit de sa non-réalisation jusqu'à aujourd’hui.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire